Numéro 14 : L'oubli

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alkemie l'oubli



Argument sur l'oubli


Quelles seraient les raisons pour dédier au thème de l'oubli un numéro (éventuellement inoubliable) de notre revue ? La plus importante de ces raisons serait probablement le fait que l'oubli (ou plutôt le non-oubli) représente l'une des préoccupations, souvent inavouées, mais non pas moins importantes, de la littérature et de la philosophie. Pour ne donner que deux exemples, pensons, d'abord, à Marcel Proust et à son intense recherche du « temps perdu ». Perdu, mais non pas (dé)passé, lointain, mais non pas oublié. Ensuite, rappelons-nous, d'une part, la mythologie grecque qui fait du Léthé, la rivière de l'oubli, l'élément central d'une géographie imaginaire, et, d'autre part, la philosophie grecque qui s'intéressait à l'aletheia, ce qui signifie en même temps « vérité », « non-oubli » et non-dissimulation ».
Il est probable que notre vie peut être interprétée et saisie comme une distribution des phénomènes entre l'oubli et le non-oubli. La conscience elle-même est un espace du non-oubli, qui a son pendant dans l'inconscient, comme mode de l'oubli, mode qui s'épuise parfois dans une tentative désespérée d'oublier, de refouler. Ma vie est vraiment faite de ce que je sais et de ce que je ne sais plus (en oubliant ce que j'ai connu), de ce que je veux et de ce que je ne veux plus (en oubliant ce que j'ai pu), de ce que je sens et de ce que je ne veux plus sentir (ressentiment). Rappelons-nous comment ce dernier aspect de la vie a été magistralement décrit par Max Scheler dans L'homme du ressentiment. Mais au-delà de tous ces aspects, dans ma vie, il y a aussi l'oubli simple, spontané, bienfaisant, l'oubli distrait que le divertissement me facilite (et sur lequel Pascal a écrit des pages mémorables), l'oubli coupable dans la mesure où je ne peux pas m'oublier pour penser aux autre, ou encore l'oubli agaçant, l'oubli amusant, l'oubli programmé, etc.
Une place spéciale dans l'index phénoménologique de l'oubli occupe le trauma. Il est ce que je ne sais, ni ne veux, ni ne peux oublier. Il est ce que je crois vouloir oublier, mais que je tiens à ma disposition comme prétexte pour rouvrir la guerre contre le passé. Et finalement, il y a encore l'oubli des rêves : l'oubli sain des cauchemars, l'oubli déplorable des beaux rêves auquel s'ajoute, à un autre niveau, l'oubli découragé des espérances.
Au-dessus ou au-dessous de tout cela se place ce que les saints appellent « la mauvaise mémoire du mal » ou « l'oubli du mal », comme mesure suprême d' « hygiène morale ».
Alors devant tant d'oublis, tant de refoulements, tant de ressentiments, tant de mauvaises mémoires, tant de rêves, tant d'espérances et de désespérances plus ou moins inavouées. jusqu'où la conscience humaine est-elle cernée par l'oubli ? Et jusqu'où cette conscience et son destin ne se réduisent-ils pas à une simple résistance à l'oubli ? L'écriture ne serait-elle qu'une tentative pour sublimer l'oubli qui menace ou, au contraire, une matière littéraire faite de mots, de non-dits et d'oublis ?
Razvan ENACHE




Mots-clefs : littérature, philosophie, métaphore et concept, le fragmentaire, l'autre, le rêve, le vide, Cioran, la solitude, le mal, l'être, le destin, le bonheur, les mots, le silence