Numéro 18 : La mort

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alkemie la mort



Argument sur la mort


Chacun de nous doit se résoudre à disparaître. Même les héros dont les reliques pulvérulentes remplissent panthéons et pyramides ont rendu leur dernier souffle. Les sublimations de l'être portées par le désir religieux n'ont, pour l'heure, offert aucune démonstration que l'esprit survit à la chair, ou qu'il s'incarne dans la peau d'un autre pour un temps imparti… Inversement, aucun athéisme n'est encore venu prouver que l'âme s'éteint, périssant avec le corps, et qu'il n'existe pas plus de vie après l'être qu'il n'en existe avant lui. Ce double constat d'irrésolution n'a jamais empêché quiconque d'accorder foi à telle ou telle option selon son gré ; le « pari pascalien » en est une illustration inquiète mais raisonnable.
Dans l'ancienne Égypte, le nom du disparu était un principe vivant dont l'évocation orale fortifiait sa régénérescence. Mourir y était dit « sortir au jour », bel oxymore rendant grâce à la course du soleil qui, après s'être abîmé sur l'horizon, resurgit des ténèbres pour célébrer la nouvelle aube. Selon La Rochefoucauld, « le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. » Car en effet, l'astre du jour, pour moitié funèbre, est aussi un symbole de vie - à l'instar de l'eau, indispensable au vivant mais ubiquiste dans les mondes chtoniens, où l'on prépose un nocher à la traversée des âmes. Nerval, se promenant sur les berges du Danube, ne soupirait-il pas : « Voyez comme cet endroit serait bien fait pour nous aider à sortir proprement de la vie… ».
Que ce soit par l'usage ou la parole, invoquer la mort dénonce presque toujours une volonté d'exorcisme ; la littérature, dans laquelle surabonde l'image de la mort, en est une manifestation flagrante. La complaisance de Villon pour le macabre illustre à merveille ce Moyen-Âge finissant où mort et facétie se coudoient, préfigurant les vertus cathartiques de l'humour noir. Le classicisme, en revanche, imposera avec le genre tragique un hiératisme tout hérité du théâtre antique, siège des dieux et des braves. Curieusement, le Siècle des Lumières n'a pas beaucoup disserté sur la mort ; le laconisme des dictionnaires à l'article concerné est pour le moins édifiant. Il faut attendre le romantisme pour pleurer la perte de l'Autre à travers de longs monologues élégiaques où l'ombre du suicide n'est jamais loin. La littérature fantastique, quant à elle, semble avoir puisé dans un registre sans fond, et la richesse narrative qui devait en résulter n'a d'égal que l'imaginaire insufflé par la possibilité d'un au-delà.
Paradoxe d'un thème exprimant le néant : bien que prolifique sinon prolixe, le discours autour de la mort est intarissable, tout comme la connexité des sujets qui s'y rapportent naturellement. Penser la mort, c'est penser la vie ; vivre, c'est apprendre à mourir. Nous avons déjà lu cent fois ces aphorismes sans trop y prendre garde, comme si mourir (ou vivre donc), au fond, c'était l'affaire des autres, des mourants, ces vivants se voyant mourir. « Vivre tue », badinait Aquin. Relisons-les une fois de plus et méditons-les avec le soin qu'ils méritent.

Marc BONNANT




Mots-clefs : littérature, philosophie, métaphore et concept, le fragmentaire, l'autre, le rêve, le vide, Cioran, la solitude, le mal, l'être, le destin, le bonheur, les mots, le silence