Entretiens
« L’objectif, finalement, c’est de tordre le langage, l’écriture pour étonner, perturber le lecteur et ainsi le rapprocher de la spécificité et de la singularité de l’animal en question. »
Entretien avec Éric BARATAY réalisé par Emmanuelle BRUYAS

Éric Baratay : Effectivement, nous vivons des ruptures dans les carrières. J’ai commencé la mienne, non pas au hasard, mais sous l’injonction d’un « ordre divin », j’aime bien dire cela pour plaisanter, puisque c’était un 15 août. J’étais allongé dans le hamac de la maison de campagne de mes parents, je cherchais un sujet de thèse et l’idée est tombée sur moi d’un coup : travailler sur les animaux. La légende dorée d’Éric Baratay précise qu’il a alors vu descendre une colombe, mais on n’est pas obligé de la croire ! C’était en 1985, je sortais de l’agrégation, je ne connaissais absolument pas le livre de Robert Delort qui venait de paraître en 1984. C’est venu comme cela, conciliant deux passions : l’histoire et les animaux. Ma thèse a donc porté sur l’Église et l’animal, XVIIe-XXe siècle. Elle appartenait à ce que j’appelle maintenant « l’histoire humaine des animaux » : comment des humains se représentent, pensent, utilisent et traitent les animaux. J’ai travaillé vingt ans selon cette approche, en fait comme tout le monde. C’est vers 2005-2007 que je me suis dit qu’il y avait un problème. On commençait à savoir beaucoup de choses côté humain, mais on ne savait quasiment rien côté animal. Cela s’est instillé en moi à la suite de la publication du livre Et l’homme créa l’animal, qui présentait une histoire de la condition animale, des origines à nos jours. C’était une synthèse, du côté humain, pour laquelle j’avais lu énormément de travaux, ce qui m’a permis de faire un bilan et ce constat. Or, si on travaille sur la relation entre les hommes et les animaux et si on veut bien comprendre cette relation, on ne peut pas s’en tenir à la connaissance d’un seul versant. Et quand on se plonge dans les sources, on voit bien que les humains de telle ou telle époque faisaient attention aux animaux, évidemment pas tous les humains, mais un bon nombre pour ajuster leur comportement en fonction. (…)
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« C’est ce mystère dans la brisure du verre qui m’attire en tant que poète, qui me fait écrire et aller dans ma vie, je crois. C’est lui que je vais chercher à retrouver à travers mes marches dans ma forêt personnelle. »
Entretien avec Jean-Marc SOURDILLON réalisé par Mihaela-Gențiana STĂNIŞOR

Jean-Marc Sourdillon : Infiniment merci, chère Mihaela, de m’accueillir dans Alkemie, cette si belle revue que vous dirigez avec tant d’intelligence et de sensibilité, et de me permettre, grâce à vos questions, de faire le point sur ce qui se passe dans mon expérience de l’écriture poétique. Les mots, quand il s’agit de poésie, ont des racines qui plongent dans la vie concrète. Ainsi en va-t-il du mot « déhiscence » pour moi. C’est le titre que j’avais choisi pour le deuxième recueil de poèmes que j’ai écrit (j’avais 24 ou 25 ans) et qui, comme le premier, n’a pas été publié. Des séquences de ce livre ont paru dans la revue Le Nouveau Recueil, dirigée par Jean-Michel Maulpoix. C’est un mot qui appartient à la langue française et auquel je donne un autre sens que celui qu’il a dans le domaine de la botanique qui est le sien. Je l’avais découvert dans mes cours de biologie (j’étais dans une filière scientifique au lycée) et il m’avait semblé aussitôt qu’il s’appliquait à la situation personnelle que je traversais. Il désigne cette déchirure qui se produit dans le fruit d’une plante et par où ses graines, toutes ses semences, s’éparpillent autour d’elle. Une déchirure et une dissémination. Je l’ai retrouvé plus tard dans des emplois poétiques. Chez Claudel, par exemple, qui évoque une « déhiscence sidérale » à propos de cette célèbre phrase de Blaise Pascal : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ». Philippe Jaccottet, sans utiliser le mot, le définit parfaitement dans l’une de ses premières notes de La Semaison : « Dans un silence absolu, une lenteur douce, irrésistible, la plante se déchire et se dissémine, confiée au vent ». Il apparaît dans un de mes premiers poèmes publiés, j’avais seize ou dix-sept ans, dans cette expression : « déhiscence indécente ». C’était une manière pour moi, je crois, de nommer mon adolescence. Cette période a été vécue comme une longue, interminable déchirure où je ne cessais de me vider de moi, de me perdre, de m’arracher à moi-même – une hémorragie d’être, à la fois lumineuse et sanglante. Une sorte d’aliénation continue où tout ce qui avait fait que j’étais moi, que je me sentais moi, que je pouvais dire « Je » en parlant de moi, toutes mes raisons d’être n’avaient plus aucune valeur, ne cessaient de se consumer, de se réduire à rien. Je me souviens de ce moment d’une douleur aiguë, une sorte de sciatique psychique, où je ne voyais plus qu’une très intense lumière qui m’avait entièrement consumé, où je n’étais plus rien, juste une conscience qui souffre, où je ne voyais plus de place, pas d’ombre, pas de fraîcheur où me loger. Comme si l’on m’avait radiographié et que les rayons m’avaient effacé (moi mais pas ma conscience), comme si le monde m’avait éjecté. Tout part de là, je crois, dans l’écriture, de ce sentiment d’abolition de soi dans un éblouissement glacé, comme si on m’avait enfoncé deux aiguilles dans les yeux. L’écriture a été le moyen que je me suis trouvé pour traverser cela, m’inventer une façon d’être là-dedans, à la fois une corde de rappel et un fil à plomb, une manière de maintenir une direction et un lien avec, sinon moi, du moins ma vie. Ce que je ne voyais pas alors, tout entier concentré sur la déchirure et la sorte de douleur qu’elle provoquait, c’était que cette longue blessure était aussi celle d’une étrange sorte d’accouchement ; que, sans le savoir, parce que j’avais, sans vraiment non plus l’avoir voulu, accepté cette vulnérabilité, accepté de trouver graves les enjeux de ma vie, et de la vivre authentiquement (je ne savais pas faire autrement), je me laissais naître, je me donnais une chance de naître véritablement. C’en était, en quelque sorte, la condition. (…)
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« Je suis porté vers les “miettes philosophiques”, les fragments existentiaux, les éclats, et plus encore à la conjonction du poème et du philosophème […]. Le poème est le noème. »
Entretien avec Rémi SOULIÉ réalisé par Mihaela-Gențiana STĂNIŞOR

Rémi Soulié : Essentiellement, selon le « bon plaisir », lequel se confond la plupart du temps avec une forme de nécessité intellectuelle : faire ses armes, lorsque le « moi » est d’abord perçu comme peu ou prou « haïssable » – il est vrai sur le mode d’une vaine crispation, aujourd’hui dépassée ; explorer une œuvre, une pensée auxquelles on s’identifie ou s’est identifié ce qui, je le reconnais, relève assez de la ruse avec soi-même. Les essais sur Dominique de Roux, Charles Péguy, Friedrich Nietzsche ou Benny Lévy sont donc très « personnels » en ce qu’ils constituent, dirait peut-être la spécialiste de Cioran que vous êtes, des « exercices d’admiration » dans lesquels transparaît une « image dans le tapis » où se tapit l’auteur. J’y ai, en effet, principalement évoqué les points qui me sont vitaux : l’essence de la littérature et du combat, le peuple et l’esprit, la lutte contre le nihilisme sous l’angle grec ou abrahamique. Lorsque je me suis senti plus assuré – ce fut comme une initiation ! – et que je m’y suis donc senti autorisé (par les auteurs), j’ai suivi Pindare et Nietzsche : « Deviens qui tu es ». Plus trivialement, comme ce que « je suis », sur un plan esthétique et intellectuel, ne correspond guère aux canons éditoriaux, sans doute fallait-il aussi en passer par des livres d’une facture un peu plus convenue ou attendue pour être publié.
M.-G. S. : Qu’est-ce que c’est pour vous écrire sur un autre ?
R. S. : Une manifestation de piété (l’hommage à des maîtres) et une autre façon d’écrire sur soi. Néanmoins, ultimement, Borges a raison : il n’y a jamais eu qu’une œuvre et un auteur. Le moi et l’autre sont des illusions, au sens de la maya des métaphysiciens de l’Inde. La langue, ici, correspondrait au Brahman. Le cœur, c’est elle, et en elle, le mot, la lettre même – d’où mon goût de l’imperatoria brevitas –, le hiéroglyphe synthétique et symbolique, le grain de sénevé, la musique des sphères, le son primordial, le « OM » auquel le scribe doit s’accorder. Lorsque tel est le cas, il comprend qu’Atmānest Brahman. Voilà pourquoi tout poème – j’entends, toute œuvre – même le plus sombre, est éveil, clarté, lumière. Les strates accumulées de la langue – l’histoire littéraire, donc – répètent le Même, qu’elles n’annoncent ni n’attendent puisqu’il a toujours été là (le poétique me paraît plus juste que le prophétique) ; encore est-ce trop dire qu’elles le « répètent » : elles le disent ; mieux : il se dit lui-même. La littérature, c’est le Dit du Dit. C’est « mon » côté éléate et mégarique : je suis émerveillé que l’être soit ; idéalement, j’aimerais l’être en permanence mais, comme les apôtres à Gethsémani, je suis atteint de narcolepsie : le pion pionce – je lis l’Évangile comme il doit être lu, c’est-à-dire comme la Baghavad Gītā : tout est question d’éveil. (…)
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« Ni croyant, ni athée, mais incapable de s'arracher à la fascination de la divinité, Cioran définit l'enfer comme “la prière interdite”. »
Entretien avec Simona MODREANU réalisé par Mihaela-Gențiana STĂNIŞOR

Simona Modreanu : D’une certaine façon, je n’ai écrit qu’un livre sur lui, Le Dieu paradoxal de Cioran (Rocher, 2003). Ce fut ma grande « histoire d’amour » avec le philosophe, le moment de grâce d’une rencontre totale, d’une chute sans filet dans la pensée vertigineuse et l’âme torturée de celui que, il y a plusieurs années, j’ai senti comme « mon semblable, mon frère »… J’y avais abordé tous les thèmes qui, d’après moi, lui tenaient à cœur et le définissaient humainement, intellectuellement et surtout spirituellement. Mais, apparemment, le sort en avait décidé autrement et, très vite, j’ai été amenée à faire une monographie Cioran, dans la collection « Les Roumains de Paris », ensuite, de manière plus ou moins aléatoire, des articles, conférences ou études ponctuels. J’étais persuadée que je n’écrirais plus jamais de livre sur Cioran, car j’y avais déjà laissé « ma peau » ! Je me trompais. Là où je ne me suis pas trompée en revanche, c’est sur la portée – autant verticalement qu’horizontalement – de la vision et de l’expression de ce philosophe sur la réflexion contemporaine, qu’elle soit institutionnelle ou ordinaire. Je l’ai découvert un peu par hasard, avant la Révolution roumaine, dans une anthologie assez épurée, pour pouvoir échapper à la censure, et qui m’a révélé un esprit étrangement familier et dévastateur à la fois. Je ne l’ai pas oublié et, dès que cela a été possible, je me suis procuré ses livres, français d’abord, roumains par la suite, de plus en plus séduite par l’insolence amère de cet être plus seul que Dieu. En outre, ce qui m’a également incitée à m’intéresser à la pensée de Cioran, c’est qu’il existait, à l’époque, dans les années 1990, très peu de livres sur lui ; des textes brefs, des articles, oui, on en trouvait, mais fort peu de recherches approfondies. Et de tout ce que j’ai lu sur lui, une conclusion générale se détachait, à savoir qu’il s’agissait d’un penseur original, indéniablement doué pour les sentences qui font mouche, mais pessimiste, nihiliste, athée… Or, je lisais bien plus que cela dans les textes et entre les lignes, notamment concernant son rapport à la divinité, et je commençais à comprendre la complexité de sa pensée. Peu de temps après, il y a eu un véritable déferlement de livres, thèses de doctorat, colloques, dictionnaires, émissions de télévision et de radio, débats publics et autres signes convergents d’intérêt pour des lectures de plus en plus nuancées. Depuis les publicités murales jusqu’aux ouvrages les plus divers qui le citent en exergue, les formules percutantes et dérangeantes de Cioran trouvent les emplois des plus inouïs, preuve d’une longévité et d’une acuité des problématiques soulevées qui est toujours actuelle. Par ailleurs, j’ai personnellement rencontré et discuté avec une dizaine de personnes qui m’ont toutes avoué avoir été sauvées du geste extrême par la lecture des redoutables assertions du philosophe. Il n’est jamais optimiste ou positif, cependant il fait réfléchir, ce qui est déjà un début de conciliation avec l’existence. (…)
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« Je crois que tout écrivain ressent la nécessité de ce silence bienheureux qui met à l'abri des tapageurs de la place publique. »
Entretien avec Andrea SCHELLINO réalisé par Mihaela-Gențiana STĂNIŞOR

Andrea Schellino : Mon parcours personnel, au croisement entre deux disciplines, me prédisposait à cette réflexion. J’avais terminé des études de philosophie à l’université de Turin en rédigeant un mémoire axé sur le mythe catholique de Rimbaud. En 2010, lors de mon inscription en thèse à la Sorbonne, j’ai ressenti la nécessité de mettre à profit cette double formation, dans le domaine de la philosophie et dans celui de la poésie. Il existe bien, à mes yeux, une pensée de la littérature, et surtout une pensée de la poésie, qu’il importe d’aborder en respectant la singularité du discours poétique. Qui mieux que Nietzsche, philologue classique, grand lecteur des écrivains français de son temps, philosophe hétérodoxe et antisystème, pouvait me permettre d’étayer mon intuition, et d’étudier mutatis mutandis la pensée de Baudelaire, qui selon Georges Blin, a été à beaucoup d’égards, un « antinietzschéen » ? Ce rapprochement surprenant, suggéré par les lectures de l’œuvre de Baudelaire que Nietzsche a faites, m’a permis de placer en regard deux paradigmes de la décadence qui surplombent leur temps et inspirent la postérité. (…)
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« Savoir rire de soi est le summum de l’humilité, de l’équité et de l’équilibre mental. »
Entretien avec Christiane RANCÉ réalisé par Mihaela-Gențiana STĂNIŞOR

Christiane Rancé : Nous avons toujours tendance à vouloir créer des catégories, notamment lorsqu’il s’agit d’enseigner l’histoire de l’art. Certes, chaque époque a ses courants et ses écoles et nul ne peut échapper à leurs influences. Si les moralistes ont pu influencer Joseph Joubert c’est sans doute dans son refus de donner des leçons de morale. En confiant à ses cahiers comme à un journal intime les réflexions que lui suggéraient la nature et les mœurs de ses contemporains ; en leur livrant ses états d’âme, ses ambitions artistiques et ses questions sur la matière même de la création et comment la rendre palpable, Joseph Joubert a composé mieux que « du La Bruyère en filigrane » comme l’appelaient les frères Goncourt, une sorte d’autobiographie – celle d’une âme bien plus que celle d’une vie. Il l’a élaborée à la façon d’une mosaïque de miroirs qui captent la lumière et dans le même temps la projettent sur nous, pour nous éclairer. Et c’est bien ce qui distingue les Carnets de Joubert des pensées et maximes des moralistes de son siècle, les Vauvenargues, Chamfort, Diderot, La Fontaine, Lichtenberg ou Chateaubriand. Il n’y a rien de péremptoire ni de condescendant dans ces écrits. Il s’agit plutôt de réflexions, de confidences, de prises à partie au jour le jour sur le ton d’une conversation, de doutes sur l’objet même de sa recherche, de fulgurances nées de son attention aiguë aux autres et au monde, au Cosmos dans ses manifestations les plus ténues – les fleurs, les abeilles à qui il rêvait de ressembler. Ce que Jean Mambrino a appelé « une intimité avec le réel ». Joubert était doté d’un esprit curieux, ouvert, d’un appétit encyclopédique et d’une merveilleuse aptitude au bonheur dans la réponse personnelle qu’il leur apporte : comment, à telle ou telle maxime de Vauvenargues ou de Chamfort pour ne citer qu’eux, puis-je répondre avec ma vie même, à partir de mon expérience ou des questions que l’heure qui passe me pose ? Lorsque je lis Joseph Joubert, et ses Carnets, soit quelque mille trois cents pages, je cherche toujours à faire son chemin à l’envers, à retrouver ou à deviner ce qui a pu l’amener à écrire des phrases aussi splendides, exactes et vraies que celle-ci : « Dieu est le lieu où je ne me souviens pas du reste. » (…)
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« La littérature doit échapper à toute forme de dogmatisme, d’idéologie, de mode, de terrorisme intellectuel ou moral. L’écrivain doit s’affirmer comme un homme libre. »
Entretien avec Michel LAMBERT réalisé par Mihaela-Gențiana STĂNIŞOR

Michel Lambert : Je ne suis pas très optimiste. La « cancel culture », les modes, le retour au galop du puritanisme, le tiroir-caisse, le jeunisme, l’intérêt de moins en moins marqué pour la littérature au sens noble du terme… Certains genres ne se vendent pas, parce que trop exigeants (la poésie, la nouvelle). Le manque de curiosité des lecteurs, avec cette conséquence que le succès va au succès, même si le succès n’est pas toujours justifié. Les écoles qui ne remplissent plus leur rôle d’incitants à la lecture et à l’écriture… Heureusement, de nouvelles maisons d’édition voient le jour, les petits éditeurs font un travail de découverte que les grandes maisons, qui ont des structures et des frais généraux très importants, ont quelque peu délaissé. Mais ne désespérons pas : ce n’est peut-être qu’une période qui, comme toute chose ici-bas, aura un terme. (…)
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« On ne peut vivre qu’à Paris. »
Entretien avec Patrice REYTIER réalisé par Mihaela-Gențiana STĂNIŞOR

Patrice Reytier : Les textes de ces aphorismes n’ont pas été modifiés par rapport aux manuscrits originaux. Ils n’en avaient pas besoin ; ils se sont tous parfaitement adaptés au format du comic strip. Leur ordre dans le livre est celui que Cioran leur a donné dans les recueils. Je ne pense pas d’ailleurs qu’il ait donné une organisation véritable à ces petits opuscules comme il a pu le faire pour ses gros livres d’aphorismes.
Mihaela-Gențiana Stănișor : Dans quelle mesure existe-t-il des correspondances entre la promenade conceptuelle cioranienne que vous dessinez et votre propre promenade existentielle ?
Patrice Reytier : Je n’aime pas beaucoup me livrer à des introspections de ce genre. L’analyse détruit l’objet sur lequel elle porte. Je n’ai pas beaucoup de certitudes quant à mes promenades mais je souhaite plutôt les conserver intactes. J’aime bien cette interprétation de Sylvie Jaudeau qui dit, dans la préface, me voir suivre Cioran dans ses promenades comme le ferait un photographe reporter. (…)
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« Bousquet ouvre grandes les vannes du langage. […] tout ce qu’il écrit est pétri par la violence concrète qui naît de son affrontement quotidien à la maladie et à la mort. »
Entretien avec Claude LE MANCHEC réalisé par Mihaela-Gențiana STĂNIŞOR

Claude Le Manchec : Avant tout, l’existence de cet homme immobile se lie au langage. L’être est en lui médiatisé par les mots et il suit obstinément le parcours répété de certains mots-images tels que « aube », « ombre », « frère », et aperçoit en une sorte de vision la construction labyrinthique de son être si incertain. C’est pourquoi, pense-t-il tout bas, on lui reproche à tort de piétiner, de ressasser. Il lui est impossible de parcourir ce labyrinthe sans l’aide de ces coups de sonde dans l’inconnu, infiniment repris et réajustés. L’écriture est comme l’exercice d’un fragile pouvoir par lequel il arrache les mots aux fins pratiques. (…)
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« Je ne conçois pas le livre autrement : c’est un pont entre les vivants et les morts, les consciences, les dormeurs et les assoiffés, les malheureux et les rêveurs. »
Entretien avec Caroline LAURENT réalisé par Mihaela-Gențiana STĂNIŞOR

Caroline Laurent : Je pourrais reprendre la formule de Cioran : « Un livre est un suicide différé », mais dans le fond, je crois l’inverse. Un livre est un suicide immédiat, parce que dans l’urgence de l’écriture – je parle de l’écriture littéraire, de cette violence recherchée et posée comme condition absolue à la possibilité même de créer – on ne se protège de rien et rien ne nous protège. On s’expose, on hurle, on attire sur nous les fauves. C’est pourquoi la lecture de l’autre, ou son absence de lecture, peut nous tuer. Et pourtant, dans ce geste de l’écriture, ce don de soi, qui est un pari toujours recommencé, on accède à un état miraculeux de concordance. Moi et moi ne font qu’un, enfin, je suis à l’endroit juste, j’existe.
Mihaela-Gențiana Stănișor : Comment l’idée d’écrire le roman Rivage de la colère vous est-elle venue ?
Caroline Laurent : Long cheminement que celui de ce roman… Rivage de la colère, c’est au départ une fêlure dans la voix de ma mère. Mauricienne d’origine, elle a vécu au début des années 1960 au cœur de l’océan Indien, sur l’archipel des Chagos, alors rattaché à Maurice. Des moments heureux en famille, coïncidant pour elle avec la fin de l’adolescence. Puis, à l’indépendance en 1968, ma mère s’est exilée en Europe. Au même moment, ses frères chagossiens étaient violemment, mais secrètement, déportés par le pouvoir colonial britannique. Leur but ? Permettre aux alliés américains de créer une base militaire sur l’île principale des Chagos, Diego Garcia. Un acte ignominieux dont personne n’a entendu parler ou presque. Ce drame du silence, redoublant le drame du déracinement, ma mère, elle, m’en a toujours parlé. Je me revois petite fille, découvrant sa révolte, l’absorbant lentement, comme un poison – ou un antidote. Au fil du temps, sa colère est devenue la mienne. (…)
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« Je pense qu’on prend toujours un risque en écrivant, en s’exposant. »
Entretien avec Claudine LE TOURNEUR D’ISON réalisé par Mihaela-Gențiana STĂNIŞOR

Claudine Le Tourneur d’Ison : Un ami de mes parents, vieil ami de Cioran, m’a mise en relation avec le philosophe. Un soir de novembre, Cioran m’invita à lui rendre visite au 21, rue de l'Odéon. La porte s’ouvrit sur une fine silhouette enfouie dans une veste de lainage grise, une crinière de cheveux argent au-dessus d’un visage où deux yeux pétillaient d’un bleu dense. Le minuscule appartement regorgeait de livres accumulés en dépit du bon sens. Nous nous sommes installés chacun dans un fauteuil, face à face. L’homme me séduisit d’emblée. Cette voix légèrement rauque, ce geste presque féminin de repousser sans cesse les mèches qui retombaient sur le haut du visage, ce regard foudroyant d’intelligence et cette ironie au bord des lèvres au détour d’une conversation qu’il centra sur moi. Il voulait tout savoir. D’où je venais. Ce que je faisais. J’étais surprise de cet intérêt qui n’avait rien de poli. Je lui racontais alors que je commençais à écrire le récit d’un voyage que j’avais entrepris l’été précédent et qui m’avait profondément marqué. Une première tentative d’écriture. Il me demanda si j’écrivais à la première personne. J’avouais m’être retranchée derrière « elle ». « C’est dommage, dit-il. Le “je” est plus fort. » Il commença ensuite un long monologue sur l’écriture. Pourquoi écrire ? La recherche effrontée de gloire chez la plupart des écrivains. La superficialité de beaucoup d’auteurs. L’indigence de bien d’autres. L’inutilité au fond de se livrer ainsi. Lui-même remettant en question son besoin de poursuivre. « À quoi bon ? » – « Oui, à quoi bon » répondis-je, doutant soudain de l’utilité de mon entreprise. À ce moment-là, il eut un cri. « Mais non, il faut aller jusqu’au bout ! C’est important. Écrire est une libération. Ensuite les choses que vous avez exprimées vous deviennent extérieures, ne vous appartiennent plus. Vous êtes dégagée de quelque chose. Vos obsessions ont moins d’importance », dit-il en accompagnant sa phrase d’un geste ample et gracieux. Déroutée, j’éclatai de rire. Il rit avec moi, de ce rire phénoménal qui vous enveloppait dans une brassée d’allégresse. Cet homme aimait la vie, une vie libre, sans contrainte. Le plus extraordinaire fut la complicité née en quelques heures, et cette facilité avec laquelle Cioran amenait son interlocuteur à la confidence. (…)
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« J’espère toujours que mes photos puissent contribuer, chez certaines personnes du moins, à réenchanter leur quotidien. »
Entretien avec Michel TREMBLAY réalisé par Mihaela-Gențiana STĂNIŞOR

Michel Tremblay : Au début, je vous ai parlé d’émerveillement. Ça, c’est la version pour ne pas faire peur aux gens. En réalité, des fois, pour moi, cela va beaucoup plus loin. C’est toujours un peu gênant à dire, mais finalement, ce que je recherche, c’est cet état de transe quasi mystique dans laquelle, à l’occasion, il m’arrivait d’être plongé lorsque j’écrivais et qu’il m’arrive aussi de vivre lorsque je suis pendant un temps « dans » mes photos. Il n’y a plus alors aucune séparation entre moi et celles-ci. Le point infini d’un espace sans temps où tout est alors à la fois plein et vide, vide et plein. Évidemment et peut-être aussi… heureusement, cela n’arrive pas souvent. Avec la photographie, cet état est également beaucoup moins intense qu’il ne l’était lorsque j’étais « dans » mon écriture. Remarquez qu’en vieillissant, c’est peut-être aussi une bonne chose qu’il en soit maintenant ainsi. (…)
► Lire l’intégralité de l’entretien dans le n° 26 d’ALKEMIE
« Je crois que, contrairement aux thérapeutes ou aux psychologues, les écrivains ne sont pas là pour nous conseiller ou nous guérir. »
Entretien avec Laurent JENNY réalisé par Mihaela-Gențiana STĂNIŞOR

Laurent Jenny : Il ne fait pas de doute que nous sortons d’une culture du livre au profit d’une culture de l’image. Il y a un certain appauvrissement des capacités d’expression des jeunes générations, faute de véritable culture langagière. Des pans entiers de la langue, trop subtils ou réputés trop compliqués, sortent de l’usage commun, et avec eux disparaissent aussi des modes d’intelligibilité, des subtilités de perception. Mais pour autant, nous restons des sujets parlants. J’ai une grande confiance dans la capacité de la parole à se réinventer dès que des sujets en éprouvent la nécessité c’est-à-dire dès qu’ils s’affrontent à l’urgence de trouver les mots qui aident à vivre ce qui blesse l’humain : la jouissance, la souffrance et le deuil. Il est significatif qu’aujourd’hui ce soient des équipes de psychologues qu’on dépêche pour aider les victimes de catastrophes et de traumas à verbaliser leur vécu. Cela témoigne du manque de ressources symboliques dont disposent les dites victimes. Une fréquentation profonde de la littérature les aurait sans doute mieux armées. Mais cela prouve aussi que, même dans un état de culture aussi verbalement appauvri que le nôtre, on reconnaît le rôle essentiel, psychologique, social et personnel de la parole. (…)
► Lire l’intégralité de l’entretien dans le n° 25 d’ALKEMIE
« Il faudrait dire et insister sur ce que l’exil est pour moi : tout simplement… l’écriture. »
Entretien avec Sanda VOÏCA réalisé par Mihaela-Gențiana STĂNIŞOR

Sanda Voïca : Pour le mot « exil » : il faudrait dire et insister sur ce que l’exil est pour moi : tout simplement… l’écriture. Dans mon Exils de mon exil il est évident que le poème même est un exil : par le biais de l’écriture on arrive, on atteint des endroits étranges et étrangers – et pas forcément douloureux. Il faut imaginer une exilée heureuse : moi. Je ne suis ni exilée politique, ni économique – j’ai changé de terre, oui, mais j’étais déracinée-enracinée en Roumanie. Je suis déracinée-enracinée en France. C’est plutôt ma façon d’être, donc : je suis née « exilée », comme Voltaire est né « tué », ou quelqu’un d’autre – Cioran, peut-être ? – est né fatigué. Venue en France par amour : mariée à un Français. (…)
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« Être un sceptique de fond n’interdit pas d’être un révolté de surface, occasionnel. »
Entretien avec Jean-Pierre CHOPIN réalisé par Mihaela-Gențiana STĂNIŞOR

Jean-Pierre Chopin : J’ai découvert Cioran à la sortie de mon adolescence, notamment avec les Syllogismes de l’amertume. Quelques années plus tard, lors de la publication de mon premier livre Topologie du salaud j’ai eu le privilège de le rencontrer plusieurs fois chez lui à Paris et sa voix ne m’a plus jamais quitté.
Mihaela-Gențiana Stănișor : Qu’est-ce qui vous a impressionné chez Cioran ?
Jean-Pierre Chopin : Ce qui m’a impressionné chez lui c’est son « écartèlement », celui d’une conscience trop lucide qui pleure la mort de dieu avec la hargne vengeresse des désespérés. Un Baudelaire nietzschéen, un « Ange, imprudent voyageur qu’a tenté l’amour du difforme, un malheureux ensorcelé cherchant la lumière et la clé » mais pour qui « le Diable a tout éteint aux carreaux de l’Auberge », un Héautontimorouménos qui a su tirer les fleurs du Mal, un être chez qui « la lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil » comme dit René Char. L’angoisse chez lui s’est métamorphosée en une puissance démoniaque qui piétine avec un cynisme passionnel, comme un amant trompé, ce en quoi il aurait voulu croire. Sa « roumanité d’être » comme on dit, sans doute, mais aussi sa situation de déraciné, d’expatrié ont favorisé ce caractère d’apatride mental ; un Albatros dont les ailes de géant l’empêchent de marcher dans ce monde, de se poser quelque part, de pouvoir habiter dans un lieu où prendre racine. Sa tentation « d’anywhere out of the world » lui interdit le « somewhere ». C’est d’ailleurs sur le terrain de « l’Irréparable » lucidité « qui ronge avec sa dent maudite notre âme et attaque, ainsi que le termite, par la base le bâtiment » que Paul Valéry et Cioran se rejoignent à mes yeux. Paul Valéry a prôné le travail contre l’inspiration, l’esprit contre les terribles puissances du cœur, la poésie pure débarrassée de sa mission de servir un fond auquel il ne peut plus croire. Mystique sans dieu, mystique bloqué, il a prôné le formalisme par dépit parce que la contingence a pris la place du Destin, le jeu des possibles la place d’une Nécessité transcendante. Le moyen est devenu la seule fin possible dans une pureté suspendue entre ciel et terre. Plus de Ciel, plus de Terre, alors, il reste ce no man’s land, cette abstraction qui, ici et là, laisse transparaître un regret des dieux morts, un pleur qui traverse magnifiquement sa Jeune Parque. C’est la larme de la Jeune Parque qui fonde l’œuvre de Paul Valéry comme celle de Cioran. La perte de foi est une damnation, une tragédie de l’Esprit dont il note « qu’il est ce que l’Univers s’est trouvé pour en finir au plus vite ». Et c’est en cela que tous deux à leur manière éclairent et illustrent notre postmodernité. (…)
► Lire l’intégralité de l’entretien dans le n° 24 d’ALKEMIE
« On veut tout acquérir, même le mal. Moi, ce mal, il est venu tout seul. Monter dans la charrette des condamnés à mort de son plein gré pour faire un peu de théâtre. »
Entretien avec Charles VERSINI réalisé par Mihaela-Gențiana STĂNIŞOR

Charles Versini : Je viens d’un pays, la Corse, où la mort est très présente, où elle semble régner en maître comme le ciment de la vie qu’elle dirige à distance. Je sentais que, pour me libérer de cette mort omnipotente, il fallait ne pas la contrarier, feindre d’acquiescer, aller dans son sens, en un mot la vivre en mourant pour revenir neuf, transcendé, et libéré de son fardeau dictatorial. Mais cette démarche scripturale elle-même n’était pas une mauvaise idée, elle n’était pas une mauvaise stratégie ! Commencer par la fin, c’était se jeter et se transporter au plus vite dans la transcendance ultime pour, une fois revenu, frapper à la porte de tous les possibles en indiquant aux futurs interlocuteurs : « J’en viens ! », « J’ai vu », « Pardonnez-moi si je passe à autre chose ». « Pardonnez-moi si je passe sur toutes choses… tel un oiseau ! ». (…)
► Lire l’intégralité de l’entretien dans le n° 23 d’ALKEMIE
« Les lamentations roumaines peuvent s’entendre dans le fado portugais et dans les sambas tristes brésiliennes. »
Entretien avec José Thomaz BRUM réalisé par Mihaela-Gențiana STĂNIŞOR

José Thomaz Brum : Dans un entretien avec Hans-Jürgen Heinrichs, Cioran affirme : « On dit de moi que je suis un pessimiste – ce n’est pas vrai ! Ces catégories scolaires sont grotesques ». Mais dans la même réponse, il a ajouté : « J’ai entrepris de faire l’apologie du scepticisme et aussi celle du pessimisme. » Cioran a toujours fait une séparation entre « l’expérience d’être un être vivant » (avec son silence et sa vacuité au sens taoïste) et les tentatives du philosophe de penser notre condition. Je crois que c’est légitime de réfléchir sur la pensée de Cioran en explorant les chemins du pessimisme philosophique et du scepticisme.
Mihaela-Gențiana Stănișor : Dans votre préface à la traduction du Livre des leurres de Cioran (qu’il avait écrit en roumain, à l’âge de 24 ans), vous parlez d’un « livre-promenade », « fragmentaire et extatique », aussi bien que d’une « prose poétique » parsemée de « prières désespérées ». Vous y trouvez, déjà bien définis, les deux axes ultérieurs de l’écriture cioranienne : la musique et la sainteté. Comment percevez-vous cette problématique de la sainteté dans ce livre de jeunesse ? Croyez-vous que ce type de sainteté soit passé dans l’œuvre française ?
José Thomaz Brum : La problématique de la sainteté est très présente dans l’œuvre de jeunesse de Cioran (Le Livre des leurres, Des larmes et des saints…) et elle débouche d’une manière désenchantée sur le Précis de décomposition (« La sainteté et les grimaces de l’Absolu »). Le nouveau ton français de Cioran, sec et sceptique, paraît éclipser les excès de la sainteté. Mais Cioran me paraît toujours ouvert aux états où l’homme s’ouvre à quelque chose qui le dépasse. (…)
► Lire l’intégralité de l’entretien dans le n° 23 d’ALKEMIE
« Je démontre qu’on retrouve la philosophie aussi dans la rue, quand on regarde autour de soi. »
Entretien avec Ger GROOT réalisé par Ger LEPPERS

Ger Groot : Quand on le considère comme un voyage, le but du voyage est sa fin.
Ger Leppers : Bien sûr, mais pourquoi faudrait-il que la vie soit un voyage ?
Ger Groot : Évidemment, c’est là une pensée qui remonte non seulement jusqu’au Nouveau, mais même jusqu’à l’Ancien Testament. Le modèle en est l’église, la chrétienté, qui, comme le peuple juif, doit traverser le désert vers la terre promise, c’est-à-dire le paradis terrestre. Évidemment, ce n’est plus une région qui existe physiquement. Voilà l’idée – qui ne nous convainc peut-être plus maintenant, mais qui a été convaincante pendant très longtemps. Nous avons parlé de l’architecture tout à l’heure, eh bien, c’était l’architecture de la pensée, à l’époque. (…)
► Lire l’intégralité de l’entretien dans le n° 22 d’ALKEMIE
« Nous avons une responsabilité envers ceux
que nous avons aimés à travers leurs mots. »
Entretien avec Stéphane BARSACQ réalisé par Mihaela-Genţiana STĂNIŞOR

Au cours de sa carrière d'éditeur, il a sollicité et édité des ouvrages, parmi d'autres, d'Eliette Abécassis, Yves Bonnefoy, Michel Delon, Philippe Noiret, Philippe Sollers ou Salah Stétié. Il est notamment à l'origine d'ouvrages sur Bach, Diderot, Mozart, le marquis de Sade ou Marie-Antoinette, ainsi que sur le XVIIIe siècle français.
Il est l'auteur du roman Le Piano dans l'éducation des jeunes filles, publié chez Albin Michel, en 2016. Il signe aussi la préface de nombreux livres dont François d'Assise, La Joie parfaite, Le Seuil, 2008, Simone Weil, Le Ravissement de la raison, Seuil, 2009, Ainsi parlait De Gaulle, Albin Michel, 2010, Romain Rolland, Vie de Tolstoï, Albin Michel, 2010, Armel Guerne, L'Âme insurgée, Écrits sur le romantisme, Seuil, 2011, Arthur Rimbaud, Poésies. Une saison en enfer, Illuminations, Diane de Selliers, 2015, André Suarès, Contre le totalitarisme, Les Belles Lettres, 2017.
Stéphane Barsacq : Je vous remercie d'avoir si bien cerné mes passions. Je ne sais si je choisis tel ou tel sujet, tel ou tel auteur, ou si ce ne sont pas eux qui me choisissent. J'ai la chance de ne dépendre que de moi-même?: je ne suis pas un spécialiste de quoi que ce soit - ce serait faillir que de me spécialiser, d'autant que les spécialistes sont rarement connaisseurs de leur spécialité, j'ai pu le vérifier à chacun de mes livres -, et je ne fais pas carrière. M'intéressent les sujets qui m'ont bouleversé. Je veux saisir pourquoi ils ont été si forts pour moi, ressentir une nouvelle fois leur onde de choc, la transmettre. Chacun de mes livres correspond à une stèle plantée par amitié. J'ai essayé d'unir les contraires, de mettre en correspondance des plans opposés, de viser le cour de l'invisible, ou, dit autrement, de mettre des mots sur des états extrêmes. Poésie, musique, philosophie ? Ces trois sœurs, chacune à leur façon, nous entretiennent de la possibilité d'être humain dans un monde déshumanisé et qui se vante de l'être avec une jubilation cocasse. Elles permettent de franchir les abîmes, mieux : de ressentir des extases. Sans doute ne servent-elles à rien, et aujourd'hui, dans un monde dévoré par la technique moins que jamais, mais telle est leur noblesse. N'est nécessaire, devrais-je dire, que ce qui ne sert à rien. À rien sauf à être. (…)
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« En définitive, qu'ai-je été, sinon un homme qui remplit des carnets ? »
Entretien avec Roland JACCARD réalisé par Mihaela-Genţiana STĂNIŞOR

Roland Jaccard : Ce Quarto a été pour moi une bonne et une mauvaise surprise. Je ne m'y attendais pas. Je n'étais au courant de rien. Pire : jamais, au grand jamais, je n'aurais imaginé que les Archives Littéraires et la Bibliothèque Nationale Suisse prendraient un jour au sérieux mes divagations. Je m'en détache si aisément - tout en sachant que j'ai un certain don pour l'écriture - que je n'y accorde pas vraiment de valeur : que suis-je à côté de Benjamin Constant (pour citer un Lausannois dont je me suis senti proche), de Proust, de Schnitzler ou de Thomas Bernhard ? À peine ce que les cinéastes hollywoodiens qualifient de « second couteau » ! Quelle surprise donc que cette intronisation ! Et quelle mauvaise surprise du même coup d'apprendre que les jeux sont faits, que l'on rembobine le film et que l'heure de fermeture a sonné pour moi : Station terminale. Quant à l'image que je laisserai de moi, je ne m'en suis jamais beaucoup soucié, sachant qu'elle sera forcément incomplète et si vite oubliée. Pouvoir vivre de ma plume et jouir de ma liberté.je n'en demandais pas plus ! (…)
► Lire l’intégralité de l’entretien dans le n° 20 d’ALKEMIE
« Traduire un poème, c'est nécessairement écrire un poème. »
Entretien avec Jean PONCET réalisé par Mihaela-Genţiana STĂNIŞOR

Jean Poncet : Il y a quelques mois, au Salon du Livre de Paris, déambulant parmi les ouvrages exposés au pavillon de la Roumanie, mon regard fut attiré par un titre de Lucian Blaga que je ne connaissais pas, Aforisme (Bucarest, Humanitas, 2008), probablement un recueil d'extraits de diverses œuvres du poète-philosophe. Et, ouvrant au hasard le livre à la page 216 - oui, le hasard existe ! -, le traducteur de Blaga que je suis tombait sur l'affirmation suivante : « S'agissant de l'art de la traduction dans le domaine poétique, on ne peut dire que ceci : un texte à traduire doit devenir prétexte à création. » J'ignore dans quel contexte Blaga a écrit cette phrase et je m'abstiendrai donc de toute exégèse non fondée. Je ne saurais, pour ma part, réduire le texte à traduire à un « prétexte ». En revanche, je revendique sans aucune hésitation la dimension créative de la traduction, tout particulièrement de la traduction poétique.
Traduire un poème, c'est nécessairement écrire un poème. Un poème qui, bien sûr, doit demeurer le plus possible celui de l'auteur, mais qui ne peut pas ne pas être aussi un peu celui du traducteur. C'est la raison pour laquelle je prétends que seuls les poètes peuvent traduire de la poésie et j'ajoute - parce que je vois trop d'exemples malheureux du contraire - que, sauf circonstances personnelles rarissimes, ils ne peuvent le faire que vers leur langue maternelle, celle qui chante dans l'intimité de leur être. (…)
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« Si la Roumanie porte en elle une humanité mythique, c'est au nom de cette vocation à border le nihilisme occidental par un épaississement du temps et de l'espace qui désarme l'activisme ordinaire. »
Entretien avec Bruno PINCHARD réalisé par Mihaela-Genţiana STĂNIŞOR

Penseur de l'humanisme, traducteur notamment de Savonarole, interlocuteur de René Thom, philosophe de la musique, Bruno Pinchard a développé une œuvre aussi puissante qu'originale. De manière décisive, il a contribué à renouveler la métaphysique contemporaine à partir d'une relecture de la pensée européenne depuis la Renaissance. Parmi ses œuvres citons notamment : Métaphysique et sémantique. Autour de Cajétan (Paris, Vrin, 1987) ; La Raison dédoublée. La fabbrica della mente (Paris, Aubier, 1992) ; Le Bûcher de Béatrice, essai sur Dante (Paris, Aubier, 1996) ; Méditations mythologiques (Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2002) ; Recherches métaphysiques. Philosophie française contemporaine (édition bilingue, Tokyo, Nihon University Press, 2009) ; Philosophie à outrance, cinq essais de métaphysique contemporaine (Bruxelles, EME, 2010) ; Rovesciamenti e rotazioni, Due saggi di metafisica contemporanea, a cura di Luigi Francesco Clemente (Nuovi Orizzonti, San Benedetto del Tronto, 2011) ; Métaphysique de la destruction (Louvain, Peeters, 2011) ; Marx à rebours (Paris, Kimé, 2014), Écrits sur la raison classique (Paris, Kimé, 2015). À paraître, Philosophie de l'initiation (Paris, Dervy, 2016).
Volte-face à l'Est
Avant de répondre à vos questions selon un ordre que je me réserve, je voudrais faire de ces quelques pages l'occasion d'un éclaircissement de la relation que j'entretiens avec la Roumanie. Rien ne me destinait à la Roumanie, si ce n'est un culte familial pour le pianiste Dinu Lipatti. Mais en 2005, j'ai été invité à Craiova, puis à Bucarest et soudain j'ai vu l'immensité qu'on nomme Roumanie, j'ai fait mes premiers pas dans les paysages et les villes qui allaient me devenir non seulement familiers, mais presque définitifs. Il n'y a que la Chine qui me retienne pareillement. Je me sens appelé par la détresse des anciens glacis du communisme national. J'y retrouve mon goût tout romain pour les empires défaits et la puissance jetée aux ruines. Je crois surtout que je ne me remets pas du passage, d'une brutalité inouïe, qui aura enchaîné une paysannerie encore médiévale aux idéaux collectivistes du socialisme. J'y répète sans me lasser l'épouvantable instauration de la science moderne en règle technique du monde. En somme, j'observe, à même les territoires et les architectures, les prouesses conjuguées des ingénieurs et des politiques, et je ne me lasse pas de souffrir avec les plantes, les bêtes et les hommes qui ont subi cette révolution dite « humaniste » ! Pascal y aurait vu les traces du Péché originel, felix culpa, qui a tourné au drame. Je me tiens au milieu des baraquements d'une révolution industrielle manquée avec le sentiment de toucher du doigt le péché originel de la mathématisation de la nature qui tourne en système de l'égalité autoritaire. J'y approfondis une conscience toute classique devant un désastre annoncé et largement engagé.
Mais aujourd'hui la Roumanie est la chair de ma chair, je l'habite plusieurs mois par an, je vis d'elle, je m'en nourris, je m'y fais soigner, j'y travaille, j'y bois et j'y dors. L'amour s'en est mêlé et je connais des secrets de l'âme roumaine que personne ne dira jamais et qui font la richesse de ceux qui ont consenti en tout à cette terre, au risque d'une ruine certaine et d'une apothéose très réservée. Il n'y a pas l'un sans l'autre et ce n'est pas sans un serrement de cœur que je vois les Français, mes compatriotes, courir à leur destin de misère, entre rationalisation forcée et surveillance consentie car je sais que l'histoire leur impose désormais un dépouillement qu'ils n'ont cessé de rêver pour les autres. Mais cette fois, la peur et le sang sont à leur porte. Un regard soutenu vers la Roumanie leur aurait épargné bien des désillusions, ils n'auraient pas oublié si facilement les conséquences de leurs pronostics aventureux. Mais pour cela il aurait fallu qu'ils s'attachent un peu sérieusement au sort de leurs propres paysans. Ils se sont laissés distraire par des guerres coloniales qui tournent mal. Cette campagne qui est morte en France dans les tranchées de 14 est encore présente en Roumanie, malgré les vagues successives de la collectivisation autoritaire. C'est pourquoi je juge maintenant le monde depuis la campagne roumaine. (…)
► Lire l’intégralité de l’entretien dans le n° 19 d’ALKEMIE
« On investit l'écrivain d'un rôle, on en fait une forme de caution intellectuelle plus ou moins gravée dans le marbre, une conscience. »
Entretien avec Thierry GILLYBŒUF réalisé par Mihaela-Genţiana STĂNIŞOR

Plusieurs ouvrages collectifs ont paru sous sa responsabilité autour de Remy de Gourmont (Cahiers de l'Herne), Georges Perros (La Termitière) et E. E. Cummings (Plein Chant). Il est l'auteur, entre autres, des livres : La création poétique de Remy de Gourmont : Du symbole au Jammisme, Rumeur des Âges, 1994, Thornton Wilder, Belin, 2001, Georges Perros, La Part Commune, 2003, Henry David Thoreau, Le célibataire de la nature, Fayard, 2012.
Il prépare une biographie de Remy de Gourmont et un essai sur Herman Melville.
Mihaela-Genţiana Stănişor : En parcourant votre biographie, on voit comment vous avez changé de formation et de préoccupation. Votre activité actuelle vient-elle compléter vos préoccupations antérieures ou représente-t-elle une sorte d'évasion ?
Thierry Gillybœuf : Je pense que votre question ne porte pas sur ma profession « officielle » - j'espère ne pas me fourvoyer en l'interprétant ainsi - mais plutôt sur la bifurcation de la biologie à la littérature à laquelle pourrait faire croire mon curriculum vitæ. Les choses sont à la fois plus simples et plus compliquées. J'ai suivi des études de biologie, après deux échecs au concours vétérinaire, qui constitue l'une de mes deux passions les plus anciennes avec la lecture. Je n'ai jamais envisagé la littérature comme un « métier » possible. Mais une expérience de la recherche en biologie de quelques mois a achevé de me convaincre que ce domaine relevait d'un sacerdoce que je n'étais pas disposé à embrasser. J'ai donc travaillé quelques années comme enseignant, puis comme documentaliste, et aujourd'hui, je goûte à ce que Melville appelait « la solitude philosophique du bureau du secteur ». C'est un pis-aller nécessaire, car je me retrouve à la tête d'une patchwork family de six enfants, et qu'il faut bien vivre.
Pour autant, je n'ai pas totalement délaissé la biologie. Je peux rester fasciné par les merveilleux documentaires animaliers de la B.B.C., et j'aborde ce domaine autrement, à travers ma lecture d'auteurs tels que Stephen Jay Gould, Jean-Christophe Bailly, Jakob von Uexküll, Caspar Henderson, etc., qui, pour le coup, s'inscrivent dans le prolongement de ce centre d'intérêt dont je ne me suis jamais éloigné, en m'amenant à repenser le vivant. J'ai lu, dans un court texte de Magris, malheureusement inédit en français, qu'enfant, il avait « commencé à "écrire" en recopiant dans les encyclopédies des articles sur des animaux, par exemple, le morse - en y interposant de micro-historiettes inventées - ou des listes de traités établis dans les siècles passés entre la France et l'Espagne, traités dont je ne comprenais rien, mais dont les noms me fascinaient à cause de leur écho aventureux ». Enfant, je pouvais moi-même passer des heures à établir l'arbre généalogique des dieux de l'Olympe et, surtout, la taxonomie du règne animal. Ces noms aux consonances ésotériques composaient un bestiaire mental dont mon crâne enfantin constituait l'Arche de Noé. Mais je crois aussi que j'ai été inconsciemment sensible à une forme de poésie du langage, à ce que Gourmont appelait « l'ivresse verbale », et que si je n'inventais rien par écrit à partir de ces noms savants, il y avait là, sans doute, l'amorce, l'ébauche d'un imaginaire que j'apprendrais par la suite à façonner par les mots. Maintenant que j'y réfléchis, j'ai très tôt trouvé dans la biologie, sans m'en rendre compte, le vivant (bios) et le langage (logos). (…)
► Lire l’intégralité de l’entretien dans le n° 18 d’ALKEMIE
« La philosophie antique, […] devrait encore rester une école de vie, de toute première importance, de tout premier plan, de tout premier choix. »
Entretien avec Marie-Hélène GAUTHIER réalisé par Mihaela-Genţiana STĂNIŞOR

Mihaela-Genţiana Stănişor : Vous avez consacré des livres à la philosophie antique, surtout à Aristote. Quels seraient, selon vous, les mérites d'Aristote grâce auxquels il est encore actuel ?
Marie-Hélène Gauthier : Depuis mon tout premier ouvrage, ma thèse, consacrée à la référence à l'âme prise comme modèle impensé, peut-être même impensable, de ce qu'on appelle l'hylémorphisme aristotélicien, qui est la conception la plus aiguë des rapports de la forme et de la matière, dans la pensée du Stagirite, et le texte de la Métaphysique en particulier, un fil continu s'est déroulé, qui a orienté, même si de façon bien sinueuse, et sans prédétermination réfléchie, l'ensemble des travaux ultérieurs. Cette présence du schème de l'âme conduisait à interroger la place de la sensorialité et des facultés qui lui sont corrélées (imagination, mémoire, etc.). Un déplacement graduel de la métaphysique vers la physique, la biologie, l'embryologie, puis l'éthique, a peut-être offert l'occasion de creuser cet impact conceptuellement génétique de l'affectivité, et d'en mesurer l'importance au sein d'une pensée extrêmement complexe, riche, déployée dans tous les secteurs ou presque de la réflexion scientifique, philosophique, éthique, esthétique. On connaît bien l'ontologie d'Aristote, sa psychologie, ses éthiques, son Organon, et l'on retient de lui souvent qu'il est le théoricien le plus systématique des règles de la discursivité scientifique. Iris Murdoch le désigne comme le « Shakespeare de la science ». Mais l'on voit peut-être moins le regard permanent en direction du sensible phénoménal, et surtout, de la sensibilité émotive, et de la forme que celle-ci peut prendre dès qu'un rapport à l'altérité est enveloppé. Or, il me semble que si tout le courant de l'anthropologie philosophique, Gadamer, Ricoeur, Arnold Gehlen, Günther Anders, Martin Buber, et j'en oublie certainement, ont pu redécouvrir cette importance primordiale de la dialogicité, c'est peut-être en raison de cette primauté de l'intuition de l'autre qui se donne chez Aristote dès le premier chapitre du livre VIII sur l'amitié, dans l'Éthique à Nicomaque. Aristote y écrit clairement que lorsqu'un homme part en voyage, et donc hors du cadre de la cité qui était le cadre identitaire de référence pour l'homme de la Grèce antique, et s'il vient à rencontrer un autre homme, il ressent immédiatement le familier de l'humain en lui, la parenté du genre humain, il le perçoit comme oikeion, proche, relevant d'une maisonnée commune. Ce qui est à penser à travers l'affect privilégié de la douceur, dont Jacqueline de Romilly a dressé un historique remarquable, La douceur dans la pensée grecque (Paris, Hachette, « Pluriel » 1995), faisant sa place à la dimension morale là où les interprètes de la philosophie antique, et d'Aristote en particulier, font toujours valoir le primat de la lecture politisante, et montrant comme Aristote pourrait bien être à l'origine du jus gentium. (…)
► Lire l’intégralité de l’entretien dans le n° 17 d’ALKEMIE
« La nouvelle, c'est un peu ça : on entre par effraction dans la vie de gens et on en sort sur la pointe des pieds. »
Entretien avec Michel LAMBERT réalisé par Mihaela-Genţiana STĂNIŞOR

Mihaela-Genţiana Stănişor : Qu'est-ce que la nouvelle pour vous ?
Michel Lambert : Question difficile. À ce jour, personne n'est parvenu à donner une définition de la nouvelle qui fasse l'unanimité. En général, on se réfère à la brièveté du récit. Mais c'est là négliger le rythme, la respiration propre d'un genre tout à fait spécifique. À cela s'ajoute que ce genre a fortement évolué depuis le XIXe siècle, époque où la nouvelle de langue française s'illustrait de manière remarquable dans les textes de Maupassant et d'autres auteurs. Comme ces textes étaient souvent publiés une première fois dans des journaux et des revues, les auteurs devaient accrocher d'emblée le lecteur, afin de ne pas déranger les habitudes de lecture des clients de la presse. Il y avait donc une montée progressive de la dramatisation, un point culminant, dit de crise, ou encore de bascule, à la suite duquel plus rien n'était pareil, et enfin une fin mourante qui s'acheminait vers la chute, laquelle tantôt confirmait ce que l'auteur avait suggéré tout le long de son récit, tantôt, par une pirouette brutale ou comique, l'infirmait tout à fait. Aujourd'hui, les nouvellistes sont très peu publiés dans les journaux, ce qui les libère de certaines contraintes. Si bien qu'on assiste à l'émergence de nouvelles où peu de choses se passent, où c'est le personnage lui-même qui se passe, évoluant par seuils invisibles, dans un schéma de construction par sédimentations successives ou de déconstruction par une érosion quasi permanente. C'est dire que, dans ce type de nouvelles, les événements sont souvent ténus et les personnages peu nombreux. L'affaire est réglée en très peu de temps. Le silence règne en maître. Tout est de l'ordre du secret, de l'intime. Un exemple concret : je dois me rendre à un rendez-vous, mais je suis un peu en avance. J'entre dans un café, prend place à une table. À la table voisine, un homme et une femme, apparemment un couple. J'entends quelques phrases échangées, une tension entre eux. Je tends l'oreille pour en savoir un peu plus, mais les informations que je recueille, hors de leur contexte, ne m'apprennent pas grand-chose. Comme je dois me rendre à mon rendez-vous, je paie et me retrouve dans la rue avec une tranche de vie, une histoire trouée dont je ne connaîtrai jamais ni le début ni la fin, pas plus que je ne connaîtrai le devenir du couple, ni de chaque membre de ce couple. La nouvelle, c'est un peu ça : on entre par effraction dans la vie des gens et on en sort sur la pointe des pieds. (…)
► Lire l’intégralité de l’entretien dans le n° 16 d’ALKEMIE
« Quand on a la chance de se trouver dans l’atmosphère roumaine, de respirer son air, de contempler le vert de ses campagnes, ses montages, d’assister à ses rituels orthodoxes, d’écouter sa musique, on se penche d’une certaine manière vers l’âme, vers les souvenirs de Cioran. »
Entretien avec M. Liliana HERRERA A. réalisé par Mihaela-Genţiana STĂNIŞOR
María Liliana HERRERA ALZATE est professeur de philosophie à l’université technologique de Pereira (Universidad Tecnológica de Pereira). Elle est docteur en philosophie de l’université Javeriana de Bogotá. Elle est aussi directrice du Centre d’études cioraniennes auprès de l’université technologique de Pereira et organisatrice principale de cinq éditions du colloque international « Emil Cioran » (2008-2012) à Pereira. Elle est traductrice et auteure de nombreux articles, études et livres, dont plusieurs sont dédiés à la pensée de l’écrivain franco-roumain : La balada : una aproximación, Colombia, éd. Publicaciones Universidad de Manizales, 1991 ; Elusivas, Colombia, éd. Gráficas Olímpica, 1994 ; Cioran : aproximaciones, Colombia, éd. Gráficas Olímpica, 1994 ; Cioran : Lo voluptuoso, lo insoluble, Colombia, éd. Publiprint, 2003 ; Cioran, Ensayos críticos (en collaboration avec Alfredo Andres Abad Torres), Colombia, éd. Universidad Tecnológica de Pereira, 2008 ; Cioran en Perspectivas (en collaboration avec Alfredo Andres Abad Torres), Colombia, éd. Universidad Tecnológica de Pereira, 2009 ; Compilación Encuentro Internacional Emil Cioran 2008-2011, éd. Universidad Tecnológica de Pereria, 2012. Actuellement, M. Liliana Herrera travaille à un projet sur Emil Cioran et la culture roumaine.
Mihaela-Genţiana Stănişor : Depuis plusieurs années, vous vous occupez de l’œuvre d’Emil Cioran. Vous écrivez sur lui, vous le traduisez, vous avez fondé un Centre d’études cioraniennes, vous lui dédiez, à Pereira, un grand colloque. D’où cette passion pour Cioran ?
Liliana Herrera : J’ai lu Cioran pour la première fois durant le premier cycle de mes études. Immédiatement, j’ai senti en moi l’écho de son sentiment de l’existence. Cioran dit (et sait très bien le dire) les choses que la majorité d’entre nous pensons ou avons pensé et senti à un certain moment mais que nous n’osons pas exprimer, soit parce qu’il y a des vérités qu’on ne doit pas dire (même pas à soi-même), soit parce que nous n’avons pas le don d’écrivain qui nous permettrait de le faire. Le Cardinal Ravasi soutient qu’il est impossible de ne pas donner raison à Cioran. Ce qui dérange beaucoup de lecteurs est précisément sa sincérité et le fait qu’il s’interdise de se tromper lui-même ou de formuler des discours illusoires. (…)
► Lire l’intégralité de l’entretien (pdf), paru dans le n° 11 d’ALKEMIE
Mihaela-Genţiana STĂNIŞOR : « Il n'y a pas d'expérience littéraire ou philosophique sans style. »
(Entretien conduit par Aymen Hacen, "La Presse de Tunisie")
« Avec trois numéros déjà parus et deux autres annoncés (Le rêve et Le vide), vous lancez un projet qui peut sembler aussi audacieux que substantiel. Comment Răzvan Enache, votre codirecteur de publication, et vous-même avez-vous pensé et mis en place ce projet ?
L'idée de publier une telle revue, écrite complètement en langue française, ne m'est pas venue tout d'un coup. Il y a eu des curiosités intellectuelles qui m'ont conduite vers ce projet intéressant, j'espère, mais assez difficile à réaliser sans le soutien moral et amical des hommes de culture roumains et étrangers auxquels je dois tellement et qui sont assez nombreux pour être tous cités. Je vais évoquer trois points forts qui m'ont amenée à publier cette revue : d'abord, je suis depuis longtemps passionnée par la problématique des relations entre la littérature et la philosophie. Cet intérêt est apparu en lisant. Au lycée déjà, je me suis vouée aux auteurs qui posaient des problèmes, qui passaient comme difficiles. Les auteurs qui déroulaient dans leur littérature, dans leur écriture une philosophie : Mihai Eminescu, Lucian Blaga, Emil Cioran (malheureusement, les deux premiers sont presque inconnus à l'étranger), pour ne nommer que trois créateurs impossibles à classer à cause de cette étroite interdépendance au niveau scriptural entre la poésie et la philosophie. Ensuite, il y a trois ans, monsieur le professeur Ion Dur, spécialiste de Constantin Noïca (philosophe roumain appartenant à la même génération que Cioran), m'a demandé de tenir un cours de littérature et philosophie aux étudiants de la Faculté de Philosophie. J'ai vécu cela comme une provocation : pour la première fois, je pouvais me soumettre au débat et approfondir toute une série de questions qui me préoccupaient et qui visaient les rapports possibles entre les deux disciplines, leurs spécificités, leur évolution historique, leur avenir. »
L'idée de publier une telle revue, écrite complètement en langue française, ne m'est pas venue tout d'un coup. Il y a eu des curiosités intellectuelles qui m'ont conduite vers ce projet intéressant, j'espère, mais assez difficile à réaliser sans le soutien moral et amical des hommes de culture roumains et étrangers auxquels je dois tellement et qui sont assez nombreux pour être tous cités. Je vais évoquer trois points forts qui m'ont amenée à publier cette revue : d'abord, je suis depuis longtemps passionnée par la problématique des relations entre la littérature et la philosophie. Cet intérêt est apparu en lisant. Au lycée déjà, je me suis vouée aux auteurs qui posaient des problèmes, qui passaient comme difficiles. Les auteurs qui déroulaient dans leur littérature, dans leur écriture une philosophie : Mihai Eminescu, Lucian Blaga, Emil Cioran (malheureusement, les deux premiers sont presque inconnus à l'étranger), pour ne nommer que trois créateurs impossibles à classer à cause de cette étroite interdépendance au niveau scriptural entre la poésie et la philosophie. Ensuite, il y a trois ans, monsieur le professeur Ion Dur, spécialiste de Constantin Noïca (philosophe roumain appartenant à la même génération que Cioran), m'a demandé de tenir un cours de littérature et philosophie aux étudiants de la Faculté de Philosophie. J'ai vécu cela comme une provocation : pour la première fois, je pouvais me soumettre au débat et approfondir toute une série de questions qui me préoccupaient et qui visaient les rapports possibles entre les deux disciplines, leurs spécificités, leur évolution historique, leur avenir. »